Michel me reçoit dans son appartement cosy en face du Tivoli à La Louvière. Moi qui aime les interviews dans les règles, me voilà bousculé par les souvenirs en pagaille et la voix mitraillette de cet ex-MP nerveux comme un rock d’Iggy Pop. J’ai nommé Michel Delhalle, esthète de la musique et des mots, touche-à-tout formidable, du sillon à l’aphorisme. Il est en effet documentaliste, bibliothécaire, auteur, conférencier et disquaire. C’est cette dernière activité (ce fut sa première, en réalité, entre 1970 et 1985) que je vous raconte. Démarrez une compil’ des seventies et vous voilà partis à Saint-Josse, dans le palais vinyle de Michel.
Les débuts de Michel à Bruxelles
La maman de Michel était la sœur jumelle de Madame Lesire, épouse de Joseph Lesire dont je vous parlerai dans d’autres articles consacrés aux fameux disquaires belges. La Maison Lesire possédait un magasin à Bruxelles, géré par une dame qui avait travaillé à la Maison bleue et qui voulait arrêter ses activités. Joseph Lesire cherchait donc une personne pour redynamiser le magasin de la capitale. N’oubliez pas que le disque était, au début des années 70, en plein essor.
Michel a fait son service militaire à la fin de ses humanités, il a ensuite réalisé ensuite un stage pendant un an chez son oncle, s’est marié puis a pris la gestion du magasin de Saint-Josse, de 1970 à 1985. Michel : « j’étais employé-gérant, pas indépendant ! Je m’occupais de tout : achat et ventes. Je me fournissais chez les représentants, mais également chez mon oncle qui agissait comme grossiste pour ses cinq magasins et chez qui j’allais chaque week-end : mes stocks étaient toujours en ordre chaque semaine ! »
Vitrine de la Maison Lesire à Saint-Josse avec Michel Delhalle
Michel Delhalle, un bac de Bach
À 18 ans, Michel écoutait de tout… « Déjà à l’époque quand je voyais un disque, je retenais la photo. » Michel me cite des noms au hasard : José Salsi de chez Vogue, (Je suis né pour pleurer), Donald Lautrec… Son oncle faisait souvent appel à lui pour lui demander le nom d’un chanteur.
Ce n’est pas tant la musique que la mémoire des chanteurs et des groupes que Michel a cultivée durant son activité de disquaire, et avec passion. Je parle des genres musicaux des années 70, Michel me parle plutôt de la concurrence, celle de Cadoradio qui, devant le succès de la place Saint-Josse, est venue s’installer à 500 m du magasin de Michel. Celui-ci vendait de la variété, de la chanson française notamment, mais ne s’est jamais spécialisé dans les grandes modes musicales.
Quoique, Joseph Lesire était, comme toute sa famille, un amoureux de la musique classique. De fait, Michel eut l’occasion de suivre pendant deux ans une formation au Conservatoire de la Louvière d’histoire de la Musique. Ce fut une base extraordinaire à la fois pour la culture, et aussi pour le chiffre d’affaires (40 % !) de Michel.
La bande à Bodden
À l’époque, à Bruxelles, on entendait beaucoup de chansons en flamand qui marchaient bien aux Pays-Bas. Qui se souvient de l’émission TopPop de la chaine Avro (programme lancé en 1971) ?
Ces disques sortaient de petites firmes hollandaises. Ce n’était pas évident pour Michel d’en obtenir facilement. La solution : Bodden (un personnage savoureux, raconté aussi par Walter Houwaert qui l’a très bien connu aussi), une figure du disque à Bruxelles surtout, une verve inimitable et un leitmotiv : fournir ses disquaires du mieux possible.
Michel : « Bodden avait un magasin place du Jeu de Balle qui tournait comme mille microsillons. Il avait aussi d’autres magasins un peu partout à Bruxelles, notamment des hangars à Forest avec son beau-frère Martelinckx. Ils couvraient en réalité toutes les grandes surfaces en Belgique. Ils avaient des représentants qui alimentaient les grands magasins (Cora, surtout) et des représentants en charge des disquaires indépendants. »
Bodden était un personnage habillé tout de blanc comme un médecin, se souvient Michel. « Il me disait ‘ que veux-tu mon cher ami ? ‘ Moi : ‘ J’ai un problème. ‘ Lui : ‘ Je suis là pour résoudre ton problème. ‘»
Bodden m’a notamment aidé pour vendre des centaines de « Crocodile Rock », un des premiers 45 T d’Elton John. « 25 ? Prends-en 100, m’a-t-il conseillé. » J’étais le seul à en avoir autant. Je lui rendais aussi certains services en retour. « Bodden m’a beaucoup apporté financièrement aussi. Un jour, il a eu l’intention, quand les magasins Club ont ouvert dans la région de Mons, de faire du rack-jobbing (espace dédié dans un magasin pour une marque). Quand il a vu le potentiel, il a préféré chercher des disquaires pour travailler pour lui. Il s’est tourné vers moi. Il faut savoir que, ces années-là, je gagnais très bien dans la maison Lesire. J’avais en effet peu de charges puisque le loyer était par exemple payé par Joseph. Je rentre une offre. On arrive à un chiffre. Par correction, j’en parle à mon oncle. À l’époque, j’avais un gros fixe et une petite commission. On a convenu de faire l’inverse : un fixe au minimum syndical et une grosse commission. » Quand on analyse l’ensemble du personnage et ses coups commerciaux, vous pouvez en déduire qu’il a fait une bonne affaire, en tout cas jusqu’au début des années 80 ! »
Un client : « Je veux écouter pour voir ! »
« Cette chanson me sortait par tous les… ! »
C’était aussi l’époque des tubes, voire des scies de Scott Mc Kenzie, San Francisco en 1967, de Monia de Peter… Holm en 1968 et surtout de Du de Peter Maffay en 1970. « Certains week-ends, je pouvais les entendre 250 fois. Jusqu’à en devenir malade. Où ça ? Lors de mon service militaire, pardi, quand j’étais MP en Allemagne durant mon service militaire.
Succès fou… quand un chanteur décédait
La fin des seventies a marqué la mort de nombreuses stars. Brel en 1978, Claude François quelques mois avant, Joe Dassin en 1980, etc. Restons sur Brel. Nous abordons la fameuse action marketing de l’album « bleu », le dernier de Jacques Brel. Michel en avait commandé… 400. Il y avait du bleu partout dans son magasin. Nous étions en 1977.
« Le téléphone sonnait comme une pharmacie. Tous les employés du ministère tout proche nous téléphonaient pour réserver un disque et passaient durant le temps de midi. À l’époque, une cliente avait repéré ce petit manège. Travaillant elle aussi au ministère, elle allait dans les bureaux écouler nos disques « bleus » et se rattrapait grâce à notre carte de fidélité 10 + 1 ! Elle a vendu plus de 100 Brel, la maligne. Malin aussi, le Michel ! »
Autre anecdote sur le meilleur disque du grand Jacques. À un certain moment, Michel s’aperçoit qu’il va tomber à court. Il téléphone chez Barclay. « Un instant, un instant… Michel reste en ligne et entend une conversation de deux personnes de cette firme sur une action commerciale de Rossel Stereo Son sur ce fameux disque et une action – 25 % » Michel a fait le tam-tam, les disquaires contactés ont interpellé la marque. Finalement, l’action n’a pas eu lieu.
« Une dame vient dans le magasin. Son gamin lui montre le disque de Cloclo. Tais-toi, on l’achètera quand il sera mort. »
Le King is dead
Un jour, une dame entre et demande de l’Elvis Presley. Ce chanteur était une valeur sûre du magasin. Elle venait chaque samedi. Un lundi matin à 9 h pile, elle prend le dernier Elvis. « Vous en avez d’autres, me demande-t-elle ? … Vous ne savez pas ? Le King est mort… le King est mort. »
Une journée particulière pour tous les disquaires de l’époque. La rupture de stock guettait. Les disquaires les plus pressés devaient se rendre directement chez RCA pour réalimenter leur stock. Un cousin de Michel, restaurateur, possédait un break. Il se rendit avec l’épouse de Michel chez RCA. « On ne voyait presque plus les roues quand il est revenu au magasin », plaisante encore Michel.
La première pub pour des disques à la TV
Dans les années 70 viennent les premières émissions musicales, et les premières publicités. K-Tell fut la première. Le premier était Elvis Presley. « Une soupe… mal enregistrée « se souvient Michel. « Mais j’en ai vendu des milliers ! Ces compilations étaient distribuées à Bruxelles par la marque Lenco (les platines haut de gamme… Ils ne fournissaient les K-Tell qu’aux clients qui vendaient du Lenco ! » Michel flaire le bon coup et devient lui-même durant quelque temps distributeur pour quelques magasins à Bruxelles qui avaient une forte demande.
À suivre !
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